Du côté d’Albion : entretien avec Matthieu Gouet
(L’Incorrect, novembre 2025)

Mirage de la rade est clairement un roman d’apprentissage. Comment envisage-t-on ce style en 2025, alors qu’il a déjà donné lieu à de si nombreux chefs d’œuvres, mais aussi à une foultitude de pâles copies ?

En n’étant pas cynique vis-à-vis du genre, ni du roman en général. Si le protagoniste a vingt ans, bien sûr qu’il va découvrir, se rebiffer, apprendre : il suffit de le mettre dans des situations. Ce principe ne sera jamais obsolète. Et puis il y a un deuxième personnage plus âgé : leurs trajectoires se croisent mais divergent fatalement, parce qu’ils n’ont pas la même nature. Je pense que le roman, d’apprentissage ou non, garde tout son intérêt tant qu’il est composé de caractères individuels et s’intéresse plus à la nature des êtres qu’à leurs données sociologiques.

Votre héros a quelque chose de hussardien, dans son refus de la modernité, dans ses références culturelles, dans son entêtement si typiquement français… mais il se place ici sous le haut patronage du romantisme anglais, de Shelley à Thomas Hardy en passant par D.H Lawrence. Diriez-vous que votre héros est au carrefour de ces deux sensibilités ?

Je n’aurais pas pensé à rapprocher mon héros des Hussards ! Ce n’est pas qu’il refuse la modernité, mais il est un peu écartelé entre ses tendances « romantiques » et des habitudes technologiques qui lui sont naturelles aussi, puisqu’il a grandi, comme moi et ceux de mon âge, avec Internet. C’est plutôt là qu’est le carrefour. Il peste contre l’omniprésence du Net quand il rêve de terres nouvelles, mais il est très content de l’avoir pour pirater des films et se trouver une copine.

A l’heure du désir contractualisé, à l’âge du consentement, vous décrivez un désir masculin parfaitement désinhibé et donnez également une vision particulièrement réaliste de la génération z…

Le désir masculin est ce qu’il est, en bien comme en sale. Décrire les actions et pensées d’un jeune homme en ignorant la part énorme qu’y jouent ses pulsions sexuelles, ce serait bête et hypocrite. C’est même bien de montrer aux jeunes femmes à quel point ce besoin de baiser peut diriger l’esprit d’un mec, puisque des siècles de soi-disant « male gaze », pourtant sans cesse dénoncé, n’ont apparemment pas suffi. Il en va non seulement de leur sécurité, mais aussi d’une meilleure compréhension entre les sexes... Il y a toujours à la fois une sous-estimation et une diabolisation exagérée du désir masculin, qui est quand même un moteur primordial de l’élan créateur. Le problème n’est pas le désir en soi mais comment on agit par rapport à son propre désir. Là-dessus, mon roman ne présente rien de répréhensible.

Les librairies sont désormais envahis par l’autofiction, ce sous-genre égotique qui semble être devenu l’alpha et l’oméga de la littérature contemporaine. Le roman d’apprentissage est par essence un roman du « je » et non de « l’ego ». Faites-vous également cette différence ?

L’autofiction me semble une catégorie un peu vague. Si on parle des récits-confessions pas écrits sur ses petits traumatismes, il va sans dire que c’est nul. Mais il est normal de faire de son vécu et des sensations qu’on a enregistrées un matériau, tous les artistes l’ont fait. Il ne s’agit pas de se faire valoir, mais de se servir de soi-même. Mon roman est à la troisième personne, mais le « je » apparaît dans quelques pages du journal intime du protagoniste, qui mélange mon propre journal quand j’étais en Angleterre et des passages inventés. Je me suis utilisé, mais pour créer un personnage autonome qui n’est pas exactement moi. Il n’y a pas mon « ego », par contre il y a de l’égoïsme chez mes héros, ça oui !

Mirage de la rade est également un grand roman d’atmosphère, tant vous parvenez bien à retranscrire les paysages de la cote anglaise, qui sont autant de paysages mentaux…

L’Angleterre est à la fois horrible et magnifique. J’espère avoir pu rendre un peu de cette ambivalence, qui frappe mon héros Théodore comme elle m’a frappé. Les paysages sont marquants à cause de ce regard que je lui donne. Quand on suit Longinus, l’autre personnage, qui n’a pas la même sensibilité, le cadre devient plus aride.

Vous qui êtes un fin connaisseur de la littérature anglaise, quelles différences majeures feriez-vous entre littérature anglo-saxonne et littérature française ? Pour ma part, je trouve que les Anglais et les Américains savent écrire du roman-total, du roman-monde, là où la littérature française se heurte souvent à des historiettes trop intimiste, sans doute par manque de foi en la fiction…

Ça dépend des époques, mais c’est peut-être plus une question de langue que de fiction. Pour généraliser, il y a longtemps eu une générosité et un lâcher-prise de la langue anglaise, là où la prose française romanesque était plus mesurée. Quand on a derrière soi Shakespeare et les sermons protestants de son enfance qui résonnent encore dans ses oreilles, on a plus de chance de « partir loin »... On n’imagine pas Les Hauts de Hurlevent signés par une Française en 1847. On trouve chez Hardy, Lawrence ou J. C. Powys un souffle lyrique et une ampleur cosmique sans équivalents chez les romanciers français, y compris dans les scènes les plus domestiques. Ça s’accompagne d’une certaine gaucherie apparente. Les Français ont souvent eu peur de « mal écrire ».

Vous êtes également traducteur. En quoi cette activité a-t-elle influencé votre travail d’écrivain ?

Je crois qu’elle a surtout tordu mon écriture. En traduisant, on essaie de garder un pied ferme dans sa propre langue pour ne pas se laisser envahir par les tournures et les réflexes de l’autre. Mais à la longue, ça marque. En écrivant Mirage de la rade je pensais souvent en anglais.

Propos recueillis par Marc Obregon

Mirage de la rade