Matthieu Gouet
Mirage de la rade
Chapitre 6
— What d’you think of her?
Le murmure pas discret réprimait mal l’excitation adolescente de son auteur, en conspiration avec trois gaillards autour de son téléphone. Adolescente, adolescente... Ben avait quand même bientôt dix-neuf ans. Théodore, qui ne se rasait plus afin de se vieillir, trouvait fou qu’ils soient si proches en âge. Ben était depuis plusieurs années coincé au même niveau scolaire ; il passait d’une classe à l’autre selon ses envies ou les idées d’un psy. Ce coup-là, il venait de rejoindre le groupe d’Archie, avec Becky pour auxiliaire. Mais c’était la dernière fois : trop vieux, il irait ensuite sillonner d’autres eaux, « éducatives » ou non.
Ils étaient en médias, dans la classe de Jane. Becky avait délaissé un moment son élève récalcitrant pour en aider d’autres qui, sans être étiquetés « spéciaux », n’en étaient pas moins paumés. Théodore s’approcha du petit groupe formé autour de Ben. Celui-ci montrait aux autres des photos de nanas.
— Je lui ai envoyé un message ! Elle a répondu, mec, regarde. Elle a dit « Hi ».
Tiens ! Il utilisait des plateformes de rencontre. À quel genre de filles parvenait-il à parler ?
— Elle a de sacrés tits celle-ci...
— De quoi ? nasilla Jane, émergeant de sa tasse de café comme un génie d’une lampe sale. Bossez au lieu de bavarder !
Chacun roula sa chaise de bureau vers son poste. Ben activa la marche arrière de son fauteuil électrique avec un petit bruit de radar et fit demi-tour. Son ordinateur était à côté de celui d’Archie. Il y avait déballé comme toujours des paquets de bonbons, une paire d’écouteurs et de quoi rouler ses clopes.
— C’est pour après ! faisait-il quand Jane l’engueulait pour qu’il les planque.
Il continuait de regarder son portable sous le bureau, en faisant défiler des profils. Théodore aperçut un soutif bien rempli.
— Ben ! chuchota-t-il avec un geste pour dire « range ça ».
L’autre rougit un peu – moins tout de même que si Becky l’avait surpris. Un gars comme Théodore devait comprendre. Et en effet, il comprenait : il n’arpentait pas le bahut plusieurs fois par jour sans jamais pousser en lui le moindre râle sourd à la vue d’une paire d’yeux ou de cuisses. C’était parfois avec un air un peu distrait qu’il accompagnait ses groupes de parias légers ou sévères, auprès desquels la moindre bécasse de dix-sept ans s’esclaffant devant son iPhone semblait une déesse resplendissante de vigueur et de santé.
Ben était un anxieux profond, comme beaucoup d’autres dans la classe ; mais extérieurement, il faisait partie de ceux qui déversaient d’hyperactives logorrhées à propos des héros Marvel et d’Assassin’s Creed, ou râlaient sans comprendre pourquoi on leur reprochait des retards de vingt minutes et des beuglements dans le couloir. En une heure et demie de cours de médias, les élèves ne passaient pas plus de dix minutes sur le travail demandé. Ben trônait haut sur le podium de la glande. Théodore, assis entre lui et Archie, et n’ayant pas la moindre envie de leur faire compléter leurs tâches idiotes, regardait en s’endormant les livestreams, clips de rap et vidéos à sensations passant sur le moniteur de Ben. Les sujets revenaient par cycles. Parfois il y avait un peu de reptiliens, de terre plate...
— Seen that, bro? disait Ben en dirigeant vers Théodore deux globes oculaires rougis derrière d’épaisses loupes. T’en penses quoi ? Moi je dis que c’est vrai. Les gens sont trop bêtes de croire tout ce qu’on leur raconte. Dans mon ancienne école on se moquait de moi, même les profs. Ils feraient mieux de se poser des questions... Tu vois ce que je veux dire ?
Puis il changeait d’onglet, ou passait de l’ordinateur à son portable, jamais à cours de choses à voir.
— J’adore les vidéos de parkour, mec, dit-il devant des coureurs qui sautaient sur des toits, GoPros au front. Tiens, ils sont à Paris ! J’en ferai une fois sorti de cette chaise... Dès que je me lève, ma hanche se déboîte. My hip pops... La dernière opération a raté, j’attends la prochaine. Dans deux ans ! D’ici là c’est X-box, weed, X-box, weed, je fais que ça... Petit spliff avec mon père le soir, you know... Surtout depuis que ma mère s’est barrée avec un type de Newcastle. Je réponds jamais à ses messages, la pute. Hé, il y a une nouvelle vidéo du GLF Crew. La dernière fois ils faisaient du lancer de nains dans des orties. 6 millions de vues ! Man, YouTubers make so much money... Je ferais bien une chaîne YouTube aussi, des freestyles de rap... Ou un stream. T’as essayé ce jeu, bro ? Tiens, c’est Bushi-san. Il est premier au classement depuis trois semaines. Je rate pas une de ses parties...
Ben froissait des emballages en parlant ; il en était déjà à son deuxième paquet de X-Acid Super Flavour Burst à la pomme. Il se pencha sur le bras de son fauteuil et tendit un bonbon à Archie, qui le regardait sur le côté comme les mouettes épiant les frites sur la plage. Archie prit le bonbon et l’enfourna à peine déballé.
— Say « thanks », lui chuchota Théodore.
— Fnks...
Ben observa son camarade à travers ses cul-de-bouteilles. Puis, avec un clin d’œil à Théodore :
— Il est dans son monde, hein ?
*
Théodore lisait durant le trajet du retour, mais son attention débordait des pages. Quelques présences autour de lui le rendaient fébrile. Sans l’accaparer totalement, son trouble de demi-puceau (un seul coup médiocre à son actif) dans un bus rempli de jeunes anglaises se mêlait à ses impressions de lecture, de sorte que les filles et la prose luxuriante de Tess d’Urberville semblaient agir de concert pour l’émouvoir... Même le paysage s’y mettait. Le bus longeait des étendues de lande avant de rejoindre les quartiers plus serrés de la ville. Des ajoncs s’étalaient comme des éclaboussures d’or sur les dernières marbrures violettes et brunes du crépuscule. Ces restes de terrains vagues à l’allure sauvage et désertique, qui jadis avaient dû être immenses, cernaient des maisons plates aux briques lisses et aux fenêtres plastifiées étalées sur la carte en grille interminable. Ça et là, quelques villas de cent ans dressaient des façades de lierre, d’arches et de vitraux.
Justement, dans le bouquin, il y avait un passage sur Bournemouth (renommée « Sandbourne ») et ses alentours. Le mari de Tess, qui venait rechercher sa femme, se retrouvait ébloui par les pins, les promenades et les jardins féeriques de la station balnéaire. Mais à moins d’un kilomètre de la « ville de plaisir » d’une « nouveauté étincelante », la terre était quasi-préhistorique, pleine de sillons irréguliers dont aucune motte n’avait été retournée « depuis l’époque des Césars »... Dans cet endroit fauve et ancien, les manoirs avaient poussé tel un « nouveau monde dans un vieux ». Et le vieux monde en question était encore un peu là, en arrière-plan, cent-vingt ans après ! Or, ce qui avait été nouveau pour les personnages de Hardy était désormais bien usé aussi. Les tourelles et pignons noircis défilaient comme les formes échappées d’une légende entre des bas bungalows récents au crépi poivre et sel. Cependant il semblait à Théodore que tout était encore proche, qu’un minuscule effort de l’esprit lui aurait permis de rejoindre ces siècles passés, là devant lui...
Dans le bus, pourtant, l’ambiance était celle des baskets, des sacs Eastpak et des morceaux d’électro-pop ; la même que durant ses propres années lycée, à peine variée par le changement de pays. En rentrant, il traverserait les pièces vieillottes de sa logeuse, figées dans une partie du vingtième siècle qu’il n’avait pas connue, puis il rejoindrait sur son PC cet autre espace-temps particulier qu’était le net, dans les archives infinies duquel se trouvaient déjà tant de traces de sa jeunesse... Quel bordel ! Il avait parfois du mal à croire qu’une seule réalité reliait tout ça.
Le bus avait atteint son arrêt. Théodore descendit sur Wimborne Road, l’artère scindant son faubourg. Il faisait déjà nuit, des phares allumés défilaient interminablement. Les feux des passages piétons, où le mot wait brillait comme un appel pour retenir le temps, lançaient leurs courtes alarmes précipitées quand il fallait traverser. Théodore passa devant des petits bars et des boutiques déjà fermées, puis entra dans le Tesco Express.
Tandis qu’il voguait dans la supérette en se demandant s’il mangerait chaud ou froid ce soir-là, il épia la caissière entre deux rayons. Oui ! C’était elle aujourd’hui – rousse, assez plantureuse, les joues pâles et poudrées. Il reprit ses emplettes en surveillant les prix, n’ayant plus beaucoup de fonds. Ça irait mieux après la première paie, même si le loyer en pomperait presque la moitié. Dans tous les cas, faire des courses régulières pour préparer ou réchauffer des plats dans la cuisine de Mrs Gray l’emmerdait déjà. Il aimait bien manger, mais il aimait encore mieux ne pas devoir trop s’en soucier, car c’était le Temps que ça bouffait, son précieux Temps...
Pour payer, il resta exprès dans la file de gauche, bien qu’il y eût moins de monde dans l’autre. La caissière devait avoir son âge, une étudiante. Il scruta son visage, plus joli que beau, et tâcha de deviner son corps sous sa veste polaire d’employée. Était-ce de la chaleur dans son regard, quand elle le salua avant de passer ses articles ? Elle le reconnaissait peut-être. Et quand elle lui dit au revoir, n’y avait-il pas quelque chose ?... Il jeta en partant un bref coup œil à ses hanches, bandantes à tuer, et se retrouva dans la rue avec son sac plastique et sa frustration. Entreprendre une caissière, ça demandait tout de même une certaine adresse.
Il longea la grande route bardée de lumières du soir, sans regarder quoi que ce soit. Son quotidien asocial favorisait un peu trop la chasteté. Ça finirait encore dans la baignoire, ce soir. Penser à la rousse suffirait peut-être... Oups. Sorry! Un de ces motorisés sur une espèce de caddie de golf avait failli lui défoncer la jambe en doublant les piétons valides. Théodore s’était écarté de justesse. La vue des roues qui s’éloignaient le fit repenser à Ben. Celui-là, c’était par les rencontres en ligne qu’il espérait se vider, apparemment. Théodore se demanda s’il devait s’y mettre aussi. Pourrait-il obtenir d’Internet autre chose que la tristitia du pignolage ? Il connaissait quelques sites qu’il avait visités naguère, mais il n’avait pas trouvé grand-monde près de chez lui, les meilleures plateformes étant anglophones. C’était peut-être le moment de déterrer ses vieux comptes...
*
Un gros carton ouvert bloquait l’accès à sa chambre. Il se baissa et tira un des rabats : des livres. Qui avait mis ça là ? Sa logeuse avait tout juste la force de tenir ses casseroles.
Théodore se pencha sur la balustrade sombre et appela :
— Mrs Gray ?
— Oooh, yes!
Sa tête apparut en bas, comme une boule de vieux coton entre les barreaux de bois noir.
— J’ai oublié de vous le dire ! couina-t-elle. Longinus a déposé cette boîte pour vous dans l’après-midi. Il dit qu’il n’en a plus besoin et que vous pouvez prendre ce que vous voulez. Il donnera le reste à une boutique caritative.
Elle allait se retirer, mais s’arrêta pour ajouter :
— J’ai dit à mon fils que vous étudiez suffisamment comme ça et que ce n’était pas la peine d’en rajouter. Mais il a insisté pour vous les donner. Il était comme vous à votre âge. Jamais le nez dehors...
Elle était terrible avec ça, la carne. Sans arrêt, elle parlait à Théodore de sortir, de se sociabiliser après les heures d’emploi... Depuis presque un mois, Mrs Gray le voyait seul et reclus, là-haut, comme un savant mijotant sa folie dans son laboratoire. Elle était persuadée qu’il potassait car il avait eu le malheur de lui dire que le soir, il lisait. Quand il s’envoyait des nouvelles de Borges ou de Kafka entre deux Fritz Lang, Théodore ne faisait ni « études » ni « travail » au sens conventionnel (c’était bien plus vital que ça), mais l’ancienne s’obstinait à le prendre pour un bourreau du boulot qui ne s’octroyait pas assez de détente. Non pas que Marilyn Gray désapprouvât le travail. Elle parlait avec une grande fierté nostalgique de la compagnie des eaux où elle avait fait une carrière d’inspectrice. En outre, Théodore était sûr qu’elle guettait chaque matin le bruit de la porte d’entrée signalant son départ à l’heure. C’était sa petite jouissance.
Il poussa le carton dans la pièce étroite et commença à le vider. Les piles du dessus contenaient surtout des classiques britanniques, Tom Jones, Carlyle, le déclin de Rome par Gibbon... Puis des recueils d’articles universitaires en vrac : anthropologie, social criticism¸ histoire. Il y avait plus d’essais que de romans. Quelques poètes, Swinburne, Hopkins, en poches défoncés. Étaient-ce de vieilles lectures de Gray, ou des trucs qu’il n’avait pas voulu toucher ? Théodore continua d’extraire les volumes et tomba sur deux énormes tétons qui le regardaient du fond de la boîte. Private, July 1995. Et en-dessous : Whitehouse, plusieurs numéros chauds d’années diverses. Ça ne l’étonna qu’une seconde. Longinus avait dû glisser ces magazines en étant fier de lui, ce gros lourd.
Depuis son plus jeune âge, Théodore avait aperçu des revues de ce genre, hautes et hors de portée dans les rayons des buralistes. Or, dès ses premières fièvres branlatoires, il avait eu Internet pour se soulager (à condition d’être discret sur le PC familial) et n’avait jamais vraiment regardé ce genre de porno papier. Il feuilleta les magazines. Quel effet bizarre, ces photos, surtout avec l’éclairage vieillot. Ça paraissait à la fois plus cru et moins réel que la plupart des vidéos en ligne. Les filles étaient plus belles, plus mannequins, mais figées dans des poses rigides pour l’objectif. Même devant les chattes écartées et les langues sur les glands, il fallait faire un certain effort d’imagination pour donner vie au tableau et s’exciter.
Il songea que Longinus avait dû un jour se tirer le nœud devant ces feuilles et les rebalança dans le carton. Puis il ouvrit son ordi et attendit la mise en route. Certaines photos des revues lui restaient imprimées dans l’œil. Et s’il se dénichait vite fait une petite vidéo ? C’était la solution facile et usuelle, du pur fast-food mental. Il se tapait rarement une vidéo entière – tout se faisait en quelques clics le long de la barre de lecture. Même sans avoir de complexe honteux à ce sujet, il se méfiait parfois de cette habitude numérique, dont le déroulé – montée, climax dans le mouchoir et on remballe – était drôlement propre et expéditif. Il assouvissait son désir comme s’il allait pisser. C’était l’instantané déluge des stimuli, hop ! Dopamine, direct des yeux à la pine. Tandis qu’enflammer son théâtre intérieur, seul ou avec ces magazines, c’était déjà faire du vidage de bourses un petit moment créateur, en tout cas moins mécanique.
Pour finir, il se retint et se contenta d’errer sur les réseaux. Un message l’attendait. Pas possible ! Après plusieurs jours de silence, Kat finissait par lui répondre. Elle disait qu’elle était peu sortie dernièrement car chargée de travail (« sorry lol »), mais qu’elle irait en ville le lendemain soir avec des amis, et elle ajoutait : « Feel free to join ».
Libre de la rejoindre, Théodore ! Ou de les rejoindre, plutôt, puisqu’elle ne serait pas seule. Qu’attendre de ses potes ? C’étaient probablement tous des étudiants. Ça allait le changer un peu, il serait dans une société de son âge. Et il pouvait oublier les sites pour l’instant. La réalité l’avait rattrapé dans son écran. Bon sang ! Kat à qui il n’osait déjà plus penser... Il n’avait pas dû faire si mauvaise impression, alors ? Voilà qui allait redémarrer films et fantasmes. La journée du lendemain serait longue.