Matthieu Gouet

Mirage de la rade

Chapitre 5


Théodore cessa ses recherches. Après tout, elles n’avaient rien d’urgent, il cohabitait plutôt bien avec Mrs Gray. Même si elle aimait entretenir quelques rapports de convenance avec les gens, elle s’était faite à sa routine d’âme seule et âgée, comme un pudding en gelée ayant pris la forme du moule, et elle était du genre à laisser son locataire tranquille. Il n’en demandait pas plus.

Ainsi, il continuait de regagner en fin de journée cette baraque hors d’époque, où une petite grand-mère faisait ses puzzles du soir parmi ses bibelots surannés, ce qui contrastait avec le lieu de travail de Théodore. Ses parents lui passaient des appels vidéo, longues demi-heures où de brefs échanges à propos de ses repas et de son quotidien débouchaient sur des plages de silence ponctuées de clics.

— C’est tout ce que tu racontes ?

Les jours passaient comme ça. Kat écrivit à Théodore peu après leur rencontre dans le bus pour lui dire que la chambre chez ses amis était déjà prise. Il répondit en lui suggérant (assez maladroitement, craignit-il) de se revoir pour prendre un verre. Le message, « vu », resta sans suite.

Il avait regardé son profil Facebook et s’était astiqué en s’imaginant avec elle dans des situations improbables. Hélas, durant ces moments-là, Mrs Gray en bas ne se laissait pas oublier, avec ses raclements glaireux et ses pas clopinants. Théodore avait le même problème le matin, lorsqu’à son réveil il frottait dans les draps son désir naissant, sous une lumière blafarde que les rideaux filtraient mal. Dans son lit étroit, il se cognait la tête au rebord de la fenêtre, bourrait les murs, l’armature couinait ; et rapidement, l’odeur de la bouillie poissonneuse que sa logeuse servait aux chats du quartier grimpait jusqu’à la chambre, tandis que les breuup, brreup ! d’une toux acide s’ajoutaient au bourdonnement de la télévision britannique.

Théodore devait se rabattre sur la salle de bains, où le bruit du robinet coulant pouvait noyer celui de la cadence boiteuse de Mrs Gray, mais il fallait encore éviter du regard les culottes de grand-mère pendues au radiateur. Une fois vidé, pris d’une amertume qui l’amenait au bord des larmes, Théodore s’étendait dans la baignoire, levait les yeux et tentait de découvrir des contrées dans la carte tracée au plafond par la moisissure. Ici Laputa, là le Pays des Merveilles... Peu à peu, la vapeur du bain recouvrait la mappemonde fongique...

*

Un autre qui rêvassait, c’était Archie. On ne pouvait dire s’il partait vraiment dans les nuages ; il fixait certains objets avec une attention si forte qu’il paraissait vouloir fondre son esprit dans leurs textures. Il ne parlait jamais sans nécessité absolue, et avait parfois des gestes brusques et aberrants dont Théodore ne savait que penser. L’observer attentivement ne suffisait pas pour comprendre toutes ses réactions : pour ça, il aurait fallu accéder à son univers de sensations complètement différent de la norme.

Son manque d’imagination médusait Théodore. Lui qui associait perpétuellement les formes l’entourant à des réminiscences ou des inventions pour égayer la réalité, il ne comprenait pas qu’on puisse manquer à ce point d’idées et de préférences. En classe, Archie butait dès qu’il fallait être « créatif ». Écrire une lettre en cours d’anglais ; trouver la suite d’un discours ; inventer des personnages pour une histoire ; choisir en classe de médias un filtre pour une photo... Impossible. Il ne pouvait aller qu’au plus simple et abrupt. Chaque fois qu’il devait faire intervenir un personnage, il invoquait « Dave ». Théodore ne sut jamais d’où sortait ce type qu’il rencontrait six fois par jour. Stylo en main, il attendait qu’Archie lui dicte sa rédaction ; l’autre se claquait les cuisses avec un sourire convulsif, comme s’il avait le soleil dans les yeux ou envie de chier. Théodore continuait de l’inciter, de le pousser à extraire quelque chose de son crâne. Archie se redressait. On voyait que ça allait sortir :

 

Dear Dave,

How are you ?

Archie

 

Il faisait du Hemingway directement au premier jet, sans révision... Les images, les fioritures d’expression, toute cette palabre qu’on attendait n’avait aucun sens pour lui.

Ça allait mieux en maths. Là, une fois son moteur en marche, Archie maniait sans peine les données chiffrées présentées clairement et les calculs les plus directs. Mais d’abord, il entrait dans la classe en se payant les coins de table, blim, blam, il emmêlait ses pieds à ceux des chaises. Son sac pendu à son coude raclait les murs et les armoires ; de la table où il l’attendait, Théodore le voyait tout érafler, cogner, accrocher, puis faire soudain demi-tour. Archie avait oublié de se servir en matériel dans la caisse en plastique près de la porte. Il revenait ensuite, jongleur catastrophique et miraculeux, avec une Casio, une règle, un compas... On comprenait vite d’où venaient ses bleus, ses doigts pincés. Comme il n’avait plus de PC pour concentrer sa volatile attention, il gigotait et se balançait périlleusement dans des positions pas communes en tripotant tout ce qui était à sa portée. Théodore sortait pour lui, de son sac presque vide, une trousse en plastique souple dont son élève rongeait le coin comme un os. Elle luisait vite de bave. Archie la rangerait tout seul...

Théodore ne réalisa pas tout de suite qu’il y avait un cerveau alerte là-dedans ; que lorsqu’Archie grignotait ses affaires en salivant, le regard éteint, ou qu’il se balançait en écrasant le pied de son auxiliaire avec celui de sa chaise, il réfléchissait vraimentmalgré sa lenteur, aux questions posées.

Là où Archie avait vraiment du mal, et où Théodore finissait par le torturer (ce qui le torturait lui-même), c’était quand il fallait justifier ses résultats par la méthode. Manque de pot, c’était ce qui comptait le plus dans les notes. Et les notes, c’était tout. On avait beau répéter que ces retardataires faisaient des maths « fonctionnelles » pour les préparer à des situations pratiques de la vie courante, en vérité on les préparait surtout à l’examen formaté, bien rigide... Or, Archie faisait tout de tête. N’écrivant jamais rien, il retournait le problème mentalement, forçait sa pensée. Une seconde durant, il devenait rouge-rose, branlait du chef et frétillait, ses doigts jouaient sur une harpe absente  puis l’éclair survenait avec un léger zozotement : « Szzix!!! » ; « Offer B! » ; « Thirtzeen czentimeter szquare!!! »... Très juste à chaque fois. Mais il manquait toujours le comment ! Ce n’était pas dans sa façon de faire de retracer son raisonnement, comme on le lui demandait en vain.

— I just know it, répétait-il... Je le sais, c’est tout.

Théodore ne pouvait que le tourmenter éternellement, afin d’empêcher sa fulgurance arithmétique de lui faire perdre des points. Et l’explication de la méthode n’était pas le seul problème. Il fallait d’abord comprendre les énoncés de dix lignes qui le désarmaient par leur langage boursouflé, alors qu’il ne s’agissait que de faire une addition. Trop littéral, Archie ne pouvait pas se projeter ni entrevoir les étapes à suivre. Aucune compatibilité entre son fonctionnement et la manière dont on lui présentait les choses. Théodore pouvait bien reformuler les questions, mais on l’avait prévenu que ce serait impossible en conditions d’examen. Or, sans réussir les épreuves basiques d’anglais et de maths, Archie ne pourrait pas valider son année. Zéro diplôme, zéro perspective. Les autorités l’avaient décidé, na !

Souvent, Archie se dissipait et Théodore devait le rappeler à l’instant présent, comme ces domestiques qui frappent leurs maîtres distraits lors d’un voyage de Gulliver. Mais Théodore aussi, après une paire de semaines, se relâchait : les yeux sur l’horloge, il ne pensait qu’à tout ce qu’il n’avait pas le temps de voir, lire ou écouter...

Les autres élèves ne s’occupaient que de leurs téléphones, en douce sous la table, ou, pour certains, sans souci de discrétion. Ils se faisaient engueuler trois, quatre fois, mais y retournaient : l’écran sur la cuisse, il leur fallait impérativement baisser leurs yeux ne fût-ce qu’une seconde, céder à l’impulsion, au picotement... La prof les menaçait de confiscation. En vérité, elle n’en avait pas le droit ; elle inventait donc de vaines règles, avec une boîte sur son bureau où les élèves gaulés devaient déposer volontairement leurs portables en cas de récidive. Mais s’ils refusaient d’obtempérer, elle ne pouvait que les mettre dehors. Une fois tous les indociles virés, il ne resterait plus qu’Archie. Le seul lycéen sans téléphone, une sorte d’Ariel...

C’est vrai, qu’est-ce qu’il en aurait fait ? Ainsi, même en ayant besoin d’un auxiliaire pour se démerder dans l’existence pratique, il évoluait dans une sphère d’indépendance inaccessible au commun de l’espèce. Quand il s’ennuyait, il regardait le plafond !

Un monstre.

*

Après deux semaines, Archie ne s’y retrouvait toujours pas dans les couloirs. Il errait d’un pas ferme ; on le perdait un instant, puis on le voyait chalouper très vite au loin, tel un croisement entre Charlot et Little Nemo ballotté entre des vagues humaines.

Le midi, Théodore devait veiller avec une vigilance redoublée sur son élève. La cafétéria était dans le même bâtiment que ses cours, et tous les chemins y menaient. Ça n’empêchait pas Archie de prendre les mauvais escaliers, de tourner en rond comme dans un palais des glaces. Théodore lui-même se trompait parmi les cercles et les jonctions. Ils arrivaient tous deux dans la cantine en foulant de petits sachets de sel éventrés ; la foule était compacte et bruyante, l’air enfrituré, les tables couvertes d’emballages souillés de sauce. Les chaises tirées, poussées, tirées, poussées, raclaient le sol et les tympans. Pour la sensibilité d’Archie, ce devait être une vraie salle des sévices. Théodore le voyait sautiller comme il pouvait dans le peu d’espace qu’il avait, ses poignets battant l’air telles des pales d’hélicoptère...

Archie devenait plus nerveux, mais pas moins vif. À peine Théodore avait-il trouvé une table maculée de graisse et deux chaises libres que son élève, sac encore ouvert à l’épaule, traçait vers la file informe pressée au comptoir. Les ados passaient leurs cartes magnétiques pour payer leur plâtrées. Théodore, qui gardait la place avant d’acheter son propre déjeuner, apercevait par intermittence Archie soufflé comme une frêle feuille dans tous les sens. Même quand on ne le poussait pas, il virait d’un côté ou de l’autre en tapant brusquement des mains et se faisait doubler. Théodore se demandait s’il s’en rendait compte.

Une fois, il disparut pour de bon dans la masse. Théodore le croyait proche du comptoir et s’était laissé distraire par certaines lycéennes. L’écart d’âge était mince, mais la distance légale infranchissable. Ah, il devait les retenir, ses yeux qui insistaient tant pour explorer cette masse de roses, ces massifs de filles, ces filles-fleurs ! Et dire qu’elles étaient permises à de petits agités du panais qui avaient la chance de ne pas être employés comme lui... Son trouble commençait dès sept heures et demie dans le bus. Il y en avait toujours une ou deux de belles, ou au moins de jolies. Au fil des arrêts, la foule de passagers se compressait. Théodore pestait intérieurement lorsqu’il se retrouvait collé à des gars qui puaient l’Axe, alors qu’il préférait la douce proximité d’une épaule nue ou les effluves magiques des chevelures douchées du matin... Il arrêtait la musique dans son casque pour entendre leurs rires et les histoires de cul qu’elles se racontaient sans pudeur.

— Well, Theo!

Il sursauta, croyant une seconde qu’on venait de le surprendre en train d’épier les oiselles. Ce n’était que Becky ombrageant la table de sa silhouette de bébé géant.

— Tu manges tout seul ? fit-elle. Tu sais qu’on est un petit groupe dans le salon du personnel, tu peux nous rejoindre.

— Non, je suis avec Archie. Il est là-bas, quelque part dans la file.

La nécessité de surveiller son bonhomme pendant les repas l’isolait des autres auxiliaires, qu’il croisait surtout dans les couloirs où ils se faisaient signe. Becky elle-même le saluait toujours en remuant son bras d’un air faussement surexcité, infantile.

— Oh, il est trop chou pas vrai ? Je parie que tu es très bien avec lui. Au fait, je vais peut-être rejoindre ta classe, car mon élève doit changer de groupe. On pourra bavarder tous les jours ! Yay... Cache ta joie, ha ha. Je connais déjà Jane, elle est super. L’année dernière, on avait fait des infographies sur Doctor Who avec sa classe, tu as vu la dernière saison, non, tu regardes pas ?... On en parle tout le temps avec Lily, elle est dans notre équipe. Dommage que tu ne puisses pas venir plus souvent dans le salon. On a regardé les photos de mariage de Phil et Jenny tout à l’heure, elles sont trop belles ! Mais si tu dois rester ici avec Mister Archie ! What a darling... Tu trouves de quoi manger ici ? Oh, je suis sûr que ce n’est pas raffiné comme la French cuisine !... Melinda du département des maths, tu vois qui c’est, elle a vécu plusieurs années en France...

La cantine était de plus en plus bondée. Becky dut s’interrompre et pivoter pour laisser passer deux élèves.

— Je te laisse. N’hésite pas à nous rejoindre quand tu seras libre. Sinon je reviendrai, ha ha ! lança-t-elle en pointant vers lui ses doigts grassouillets en revolvers.

C’était gentil, à n’en pas douter, mais Théodore s’en fichait un peu, bien qu’il se sentît légèrement coupable de sa froideur. Ne ressentant pas le besoin d’être accepté, ni de recevoir une attention particulière, il ne voyait dans ces échanges que le côté fatigant, superficiel, voire anonyme, puisqu’elle ce n’était pas vraiment à lui qu’elle s’adressait, mais à la façade d’un collègue aimable parmi d’autres, dont elle pensait sûrement qu’il fallait aider l’intégration. Bien sûr, Becky n’aurait aucune chance de mieux le connaître s’il s’obstinait à rester à part ; mais pour lui, le gain potentiel semblait si faible qu’il ne pouvait se résigner à des conversations barbantes et préférait encore se passer de ce contact pseudo-humain, tout en faisant le minimum de phrases et de sourires pour ne pas trop froisser le monde.

Il songea qu’avec les élèves, Becky devait avoir une façon de faire très différente de la sienne. Cette bonne humeur mécanique et universelle fonctionnait sans doute mieux auprès des ados que sa propre attitude prudente. Cela dit, chez Archie, il avait perçu certaines subtilités de comportement qu’une personne moins introvertie n’eût peut-être pas remarquées. Ses manies bizarres, son mutisme et ses grimaces imprévisibles obéissaient à une singulière logique intérieure. Les autres élèves aux troubles divers avec qui Théodore avait déjà travaillé pouvaient soutenir une discussion sur leurs marottes, ou au moins desserrer les dents pour cracher leur frustration, tandis qu’Archie restait coi, toujours. Théodore avait l’impression de le déranger à la moindre question.

« Au fait ! se dit-il soudain. Où il est, celui-là ? »

Il scruta la file. Ça faisait combien de temps qu’Archie était dans cette cohue ? Théodore se leva pour traverser la foule, longea le comptoir, revint près des tables... Pas de doute : l’autre avait foutu le camp. Il n’était peut-être pas loin. Théodore prit au hasard une des sorties du réfectoire. Beaucoup d’élèves mangeaient debout dans les couloirs. Des andouilles à casquettes chahutaient ; un groupe de petits nerds jouaient aux cartes Magic par terre ; il fallait contourner ceux-ci, enjamber ceux-là. Même s’il avait son badge au cou, on ne faisait aucun effort pour le laisser passer.

Il parvint avec peine à monter à la bibliothèque. Archie n’y était pas. Il redescendit, parcourut comme il put les couloirs qu’il n’avait pas encore inspectés et se retrouva près de l’entrée.

« Je l’ai bien perdu, ce crétin ! Et le campus n’est pas petit. Dieu sait ce qu’il fabrique et dans quel état il est...»

Théodore hésitait. Fallait-il prévenir tout de suite sa supérieure ? Mais Archie ne pouvait pas être barré si loin que ça... Il traversa la route qui coupait le grand lycée en deux et fonça sans plan précis vers le bâtiment principal. Son élève n’était pas à la réception, c’eût été trop beau. Théodore, étourdi par la faim, emprunta un passage, puis un autre, et se perdit assez vite.

C’était plutôt calme, par ici. Il devait longer des bureaux. Tout à coup, des voix fortes éclatèrent. Des hurlements, même. Délirait-il ? Des claquements de portes se mêlaient à des cris et des rires brusques... Il tourna à l’angle et se retrouva devant un gars étalé par terre au milieu du couloir, où il convulsait mollement. Théodore, qui avait compris, ralentit et longea le mur. C’était la partie du campus réservée aux handicapés sérieux... Tout à coup, l’autre beugla ! Putain ! Il rampait en braillant, la langue dehors.

Une femme sortit de la pièce adjacente et l’interpella.

— Come on, John! Get up, John!

Ce John la regardait en émettant un bafouillis jovial. Ça le faisait marrer qu’on veuille le tirer de là, il était très bien par terre...

« C’est vrai, pensa Théodore, il y a des gens qui font le même boulot que moi, mais dans ce département. Nom de Dieu ! »

— Get up, John!

— Mwaaarrgh!

La femme, qui portait un badge comme celui de Théodore, lui fit un petit salut. Ils étaient collègues, mais ici, le défi était autrement plus éprouvant... S’occuper d’Archie qui baillait aux corneilles ou allait se promener, c’était un cadeau en comparaison.

Tout un groupe émergea d’une autre salle. On les emmenait quelque part. Ils croisèrent Théodore et plusieurs le pointèrent du doigt en montrant gaiement leurs dents tordues. Devant cette hilarité unanime, il se demanda si ce n’était pas lui qui était aberrant, bizarre, difforme... Soudain, une vaste masse se rua sur lui. Pas le temps de dire phew ! C’était un colosse prognathe dans un t-shirt Homer Simpson ; Théodore devait plier le cou à quatre-vingt-dix degrés pour voir sa tête. L’autre le chopa par le bras pour l’arrêter, il voulait lui serrer la main. En plein délire naturel, lui aussi ! Il tritura les doigts de Théodore dans une paluche monstrueuse en essayant de lire son badge d’un œil, l’autre étant recouvert d’un pansement.

— Who are you? hurlait-il, radieux. You know my name!... Tu sais comment je m’appelle !...

Non, Polyphème, peut-être ? Ce grand con allait lui rompre la nuque en tirant comme ça sur sa lanière...

— Jordan, laisse-le tranquille ! cria la collègue.

Mais Jordan venait de voir un de ses camarades établissant, malgré les protestations de l’auxiliaire, un contact répété entre son propre front et le mur. Un casque censé prévenir cette éventualité traînait par terre à côté de lui. Le colosse éclata de rire et s’éloigna dans le couloir empli d’échos.

Théodore, pas peu soulagé de fuir ce chaos ambiant, sortit du bâtiment par la première porte. Quelques marches en pierre le conduisirent vers le gymnase ; il traversa une autre cour, un autre parking et arriva près du stade. Archie aurait-il dérivé si loin ? Mieux valait faire un tour pour voir. Il y avait encore du bruit – des sportifs qui chahutaient, cette fois. Ces butors aux crânes rasés sur les côtés se lançaient leurs pompes. Il les dépassa et s’assit sur un muret. La vue était dégagée entre les amas de bétons : les courbes verdâtres de collines sinueuses masquaient l’horizon, et semblaient cacher quelque lande inconnue, quelque mystère à imaginer. Derrière elles émergeaient de gros rouleaux de nuages, entre lesquels se traînait un soleil exsangue... Ô Rêverie ! Théodore commençait à décoller, les pieds au sol. Il savait qu’il devait redescendre et chercher ce petit emmerdeur d’Archie, qui s’était envolé autrement. Il était temps de prévenir la responsable de l’équipe. Mais c’était bon d’attendre un instant, assis à l’écart, pour songer tranquille...

— Watch out!

Un des rugbymen gueulait. Théodore eut à peine le temps de se retourner : splaf ! Une chaussure à crampons sur le crâne...

— Shit! fit le responsable. Ça va ?

Ils s’approchaient tous, penauds. Théodore était trop sonné pour dire quoi que ce soit. Même s’il n’y était pour rien, il ressentait une honte curieuse : il avait fait un moment l’Icare dans ses cieux de fantaisie, puis s’était écrasé comme un étron fondu... Les sportifs n’en revenaient pas de s’en tirer aussi bien. Théodore finit par les rassurer d’un anglais bredouillant, et il lui sembla les entendre se marrer un peu en s’éloignant.

« Je me sens aussi paumé que ceux dont je m’occupe, pensa-t-il. Pourquoi j’ai accepté ce poste ? »

Il repartit et descendit la pente vers le centre du campus. Les groupes d’élèves s’apprêtaient à regagner les salles de classe. Soudain, il accéléra le pas. Là-bas, une silhouette caracolait, complètement déphasée des autres. Ses poignets battaient l’air comme des hélices.

*

La cantine presque vide était d’un silence impressionnant. Archie, l’air de rien, venait de s’asseoir à une table près du comptoir et enfournait ses nuggets.

— Salut, Archie.

— Hi...

Théodore, encore essoufflé, s’installa. Lancer d’emblée des reproches à Archie serait inutile. Il laissa le gamin finir ses dernières frites, le menton couvert de miettes. Ce n’était pas la peine de lui tendre des serviettes, puisqu’il ne s’essuierait pas où il fallait.

Théodore allait se lever pour voir ce qui restait au comptoir quand Archie se pencha vers son sac d’où il tira une carte de cantine, pincée maladroitement entre ses maigres doigts sales.

— Elle ne marchait pas, marmonna-t-il de sa voix fluette. I got a new one. Je suis allé en demander une autre.

Naturellement ! Théodore partit acheter sa boustiffe sous l’œil foudroyant de la cantinière qui remballait déjà les plats. Archie se balançait sur sa chaise en se claquant les cuisses sans rythme.

Théodore mangea en cinq minutes avant la reprise des cours. Son élève attendait sans le regarder, tout à ses gigotements. Les deux macéraient dans le même silence. Jamais tenter un mot n’avait paru aussi vain.